Extrait de Pessoa, livre des voyageurs, spécialement sélectionné pour moi par mon Collaborateur Alain Moyano
Je n’ai jamais fait que rêver. Cela, et cela seulement, a été le sens de ma vie. Je n’ai eu d’autre vraie préoccupation que ma vie intérieure. La plus grande douleur de ma vie s’ est estompée quand, en ouvrant la fenêtre sur mon for intérieur, j’ai pu m’oublier dans la contemplation de son mouvement.
Je n’ai jamais voulu être autre chose qu’un rêveur. Je n’ai jamais prêté attention à qui m’a parlé de vivre. J’ai toujours appartenu à ce qui n’est pas là où je me trouve et à ce que j’ai jamais pu être. Tout ce qui n’est pas à moi, pour insignifiant que ce soit, a toujours eu de la poésie pour moi. Je n’ai jamais aimé que rien. Je n’ ai jamais pu désiré que ce que je ne pouvais même pas imaginer. À la vie je n’ai rien demandé si ce n’est de me frôler sans que je la sente. De l’amour j’ai seulement exigé qu’il ne cesse jamais d’être un rêve lointain. Même dans mes paysages intérieurs, tous irréels, c’est toujours le lointain qui m’a attiré, et les aqueducs qui s’estompaient presque au fin fond de mes paysages rêvés avaient la douceur d’un rêve par rapport aux autres parties du paysage — une douceur qui faisait que je pouvais les aimer.
Ma manie de créer un monde factice m’accompagne toujours, et ne m’abandonnera qu’à l’heure de ma mort. Je ne range plus aujourd’hui dans mes tiroirs des bobines de fil et des pièces d’échecs — avec un cavalier ou un fou par-ci par-là qui se détache —, mais je regrette de ne plus le faire… et je range dans mon imagination, confortablement, comme en hiver on se chauffe près de l’âtre, des personnages habitent, fidèles et vivants, ma vie intérieure. J’ai un monde d’amis en moi, avec leurs propres vies, réelles, bien définies et imparfaites.
Certains connaissent des difficultés, d’autres ont une vie bohème, pittoresque et humble. Il y en a d’autres qui sont représentants de commerce (pouvoir me rêver en représentant de commerce a toujours été une de mes grandes ambitions — irréalisable malheureusement !).
D’autres vivent dans des villages et des bourgades aux frontières d’un Portugal qui est en moi; ils viennent à la ville, où je les rencontre par hasard et les reconnais, en leur ouvrant les bras, comme aimanté… Et quand je rêve cela, en me promenant dans ma chambre, en parlant tout haut, en gesticulant… quand je rêve cela, et que je me vois en train de les retrouver, tout entier je me réjouis, me réalise, me bondis, mes yeux brillent, j’ouvre grand les bras et je ressens un bonheur énorme, réel, incompréhensible.
Ah, il n’y a regret plus douloureux que celui des choses qui n’ont jamais eu lieu ! Ce que j’éprouve quand je pense au passé qui a été le mien dans la réalité, quand je pleure sur le cadavre de mon enfance disparue … cela même ne gâche pas la ferveur douloureuse et trémulante avec laquelle je regrette en pleurant que les humbles créatures de mes rêves ne soient réelles, pas plus que ces figures secondaires que je me rappelle n’avoir vues qu’une fois, par hasard, au cours de a pseudo-vie, en tournant le coin de mes visions, en franchissant un portail dans une rue que j’ai montée et suivie tout le long de mes rêves.
Ma rage que le regret ne puisse jamais raviver et ranimer ne s’empare jamais autant contre Dieu, qui a créé ces impossibilités, que lorsque je pense que les amis de mes rêves, avec lesquels j’ai vécu tant d’aventures fictives, avec lesquels j’ai eu tant de conversations illuminées dans des cafés imaginaires, n’ont finalement jamais fait partie d’aucun espace où ils auraient pu exister, réellement, indépendants de la conscience que j’avais d’eux ! Oh, ce passé mort, que je trimballe avec moi et qui n’a jamais été qu’avec moi ! Les fleurs du jardin de a petite maison de campagne, autour de laquelle il n’a jamais existé qu’en en moi. Les potagers, les vergers, la pinède, de la propriété qui n’a du que dans mon rêve ! Mes prétendues villégiatures, mes promenades dans une campagne qui n’a jamais existé ! Les arbres au bord de la route, les sentiers, les pierres, les paysans qui passent… tout cela, qui n’a jamais été qu’un rêve, est gravé dans ma mémoire, douleur factice, et moi, qui ai passé des heures à les rêver, je passe ensuite des heures à me rappeler que je les ai rêvés et c’est vraiment de la nostalgie que J’éprouve, un passé que je pleure, une vie-réel morte que je fixe, solennelle dans son cercueil.
Il y a aussi les paysages et les vies qui n’ont pas été complètement intérieurs. Certains tableaux, sans vraie valeur artistique, certains chromos qu’il y avait sur les murs et avec lesquels j’ai vécu de nombreuses heures — ont fait vivre en moi leur réalité. À ce moment-là ma sensation était différente, plus poignante et plus triste. Je regrettais amèrement de ne pouvoir en faire partie, qu’ils fussent réels ou non. De ne pas être, au moins, un personnage de plus dessiné à l’orée de ce bois, au clair de lune qu’il y avait sur une petite gravure, dans chambre où j’avais dormi alors que je n’étais plus un enfant ! Ne pas pouvoir penser que j’étais là caché, dans ce bois à côté de la rivière, sous ce clair de lune éternel (bien que mal dessiné), regardant cet homme qui passe dans une barque sous le feuillage d’un saule ! Et là, ne pas pouvoir rêver totalement me faisait mal. Le visage de ma nostalgie était différent. Les gestes de mon désespoir étaient autres. L’impossibilité qui me torturait relevait d’un autre genre d’angoisse. Ah, que tout cela n’eût pas de sens en Dieu, de réalisation conforme à l’esprit de mes désirs, je ne sais où, en un temps vertical, consubstantiel à l’orientation de mes regrets et de mes divagations ! Qu’il n’y eût pas, au moins pour moi seul, un paradis fait de tout cela! Que je ne pusse rencontrer les amis que j’avais rêvés, me promener dans les rues que j’avais créées, me réveiller entre le brouhaha des coqs et des poules, et le bruissement matinal de la maisonnée, dans la maison de campagne où j’avais imaginé vivre… et tout cela arrangé à la perfection par Dieu, parfaitement organisé pour exister, sous la forme précise me permettant d’en disposer, que même mes propres rêves n’atteignent que dans la dimension absente de l’espace intime qui protège ces pauvres réalités.
Je lève la tête au-dessus du papier sur lequel j’écris… Il est encore tôt. Il est à peine midi et c’est dimanche. La difficulté de vivre, le mal d’être conscient, entrent jusque dans mon corps et me troublent. Qu’il n’y ait pas d’îles pour les mal dans leur peau, d’allées d’arbres vétustes, indécouvrables par les autres, pour les réfugiés du rêve ! Devoir vivre, et, pour peu que ce soit, devoir agir; devoir se frotter au fait qu’il y a d’autres gens, réels eux aussi, dans la vie ! Devoir rester ici en train d’écrire tout cela, parce que mon âme l’exige, et même cela ne pas pouvoir seulement le rêver, l’exprimer sans les mots, sans même la conscience, à l’aide d’une construction de moi-même toute en musique et en effacement, de telle sorte que les larmes me montent yeux rien qu’à sentir que je m’exprime, et que je coule. tel un fleuve enchanté, par de lents glissements de moi-même, toujours plus ton vers l’inconscient et le Distant, sans le moindre sens si ce n’est Dieu.
(Livre(s) de l’inquiétude, pages 314 à 317)